Le chevalier à l'épée Qu'il s'approche, celui qui aime la joie et le plaisir, et qu'il écoute avec attention le récit d'une aventure. Le héros en est le bon chevalier qui sut garder loyauté, prouesse et honneur et qui jamais n'aima les êtres lâches, perfides et dépourvus de courtoisie. Je veux en effet vous conter de monseigneur Gauvain. Ses manières étaient si raffinées, il avait une telle réputation de prouesse que personne ne saurait en parler : quiconque voudrait retracer tous ses mérites et les mettre par écrit ne pourrait en venir à bout. Cependant, même si j'en suis moi aussi incapable, ce n'est pas une raison pour garder le silence et ne rien entreprendre. Sans doute on ne doit pas, tel est mon avis, blâmer Chrétien de Troyes, lui qui a su conter du roi Arthur, de sa cour et de ses chevaliers dont la réputation et la valeur furent si grandes, de rapporter les exploits des autres sans tenir compte de ce héros. Ce fut pourtant un homme de trop grand mérite pour qu'on l'oublie. Aussi me plaît-il de raconter pour la première fois une aventure dont ce bon chevalier fut le héros. Le roi Arthur se trouvait un été dans sa cité de Cardueil. Il n'y avait alors avec lui que la reine, Gauvain, Keu le sénéchal, Yvain et une vingtaine de chevaliers. Or voici que Gauvain eut envie, comme cela lui arrivait souvent, de partir à la recherche de plaisirs et de divertissements. Il donna donc ordre de préparer son cheval et lui-même s'habilla de manière raffinée. Il boucla ses éperons d'or fin sur des chausses échancrées, taillées dans une étoffe de soie ; il enfila une culotte très blanche et très fine, une chemise bouffante, très courte, en lin finement plissé, et jeta sur ses épaules un manteau fourré de petit-gris. Son habillement était vraiment somptueux. Il sortit alors de la ville et, chevauchant droit devant lui, il gagna la forêt où il se prit à écouter les oiseaux qui chantaient avec une extrême douceur. Il resta si longtemps à les écouter, captivé par leurs mélodies diverses, qu'il s'abîma bientôt dans ses pensées et qu'il lui ressouvint d'une aventure qui lui était arrivée. Sa méditation dura si longtemps qu'il s'égara dans la forêt et perdit son chemin. Le soleil déclinait lorsqu'il s'était mis à méditer et la nuit était proche lorsqu'il revint à lui, mais il ne savait plus où il se trouvait. Il voulut donc retourner sur ses pas et emprunta un chemin assez large qui le conduisit toujours plus loin. Or, la nuit se faisait de plus en plus sombre, si bien qu'il ne sut plus quelle direction prendre. Regardant alors devant lui, il vit un chemin qui traversait un espace peu boisé où brûlait un grand feu. Il prit donc sans se presser cette direction, pensant qu'il rencontrerait quelque bûcheron ou quelque charbonnier qui lui indiquerait sa route. Près du feu, il aperçut alors un destrier attaché à un arbre. Il s'approcha donc et vit un chevalier assis, qu'il salua tout aussitôt. - Cher seigneur, lui dit-il, que Dieu qui créa le monde et nous dota d'une âme, vous soit miséricordieux ! - Ami, répondit l'autre, qu'il vous garde ! Mais dites-moi d'où vous venez, vous qui chevauchez ainsi tout seul à pareille heure. Gauvain lui raconta alors en détail tout ce qui lui était arrivé : comment il était parti pour se divertir et comment, pour être resté trop longuement plongé dans ses pensées, il s'était égaré dans la forêt et avait perdu son chemin. Le chevalier s'engagea alors bien volontiers à le remettre le lendemain matin dans la bonne direction, à condition cependant qu'il restât en sa compagnie la nuit durant. Demande qui fut acceptée. Gauvain déposa sa lance et son écu, mit pied à terre et attacha son cheval (qu'il avait couvert de son manteau) à un arbrisseau puis il s'assit auprès du feu. Chacun des deux chevaliers demanda à l'autre ce qu'il avait fait pendant la journée ; Gauvain raconta à son compagnon tout ce qui s'était passé sans jamais chercher à lui mentir, mais l'autre le trompa et ne lui dit pas un seul mot de vrai. Vous apprendrez bientôt pour quoi il agit ainsi. Puis, lorsqu'ils eurent assez veillé et discuté sur de nombreux sujets, ils s'endormirent près du feu. Lorsque le jour se leva, monseigneur Gauvain s'éveilla le premier puis ce fut le tour de son compagnon. Ma maison, lui dit le chevalier, est très près d'ici, à deux lieues, pas davantage. Je vous prie donc d'y venir : vous y serez bientôt accueilli avec empressement. Les deux chevaliers montèrent alors à cheval, prirent leurs écus, leurs lances et leurs épées et s'engagèrent aussitôt dans un chemin empierré. Ils ne chevauchèrent pas longtemps avant de sortir de la forêt et de se trouver dans le plat pays. - Seigneur, dit alors le chevalier à Gauvain, écoutez-moi. Lorsqu'un chevalier courtois et sage offre à un autre l'hospitalité, c'est un usage bien établi depuis toujours qu'il envoie quelqu'un annoncer son retour pour que sa maison soit prête. S'il ne prévenait pas, il risquerait en effet de trouver à leur arrivée quelque chose qui lui déplaise. Or, comme vous le voyez bien, je n'ai personne, à part moi, que je puisse envoyer. Je vous demande donc, qu'il ne vous en déplaise ! de continuer tout tranquillement et moi, je vous précéderai en grande hâte. Vous apercevrez ma demeure droit devant vous, le long d'un enclos, au fond d'une vallée. Gauvain reconnaît bien que c'est là une proposition sensée et tout à fait civile. Il poursuit donc sa route très lentement tandis que son compagnon s'en va à vive allure. Mais voici qu'il trouve, droit devant lui, quatre bergers arrêtés sur le chemin, qui le saluent très aimablement. Il les salue à son tour au nom de Dieu puis les dépasse sans ajouter un mot. - Hélas ! s'écrie l'un d'eux, quel malheur ! Un chevalier aussi beau, aussi noble que vous et de si belle allure ! Certes, ce ne serait pas juste que vous fussiez blessé ou maltraité ! Lorsqu'il entend ces mots, Gauvain reste tout interdit. Il se demande avec étonnement pourquoi ils se lamentent ainsi sur son sort alors qu'ils ne le connaissent nullement. Il fait donc rapidement demi-tour dans leur direction, les salue de nouveau et leur demande très aimablement de lui dire la vérité, de lui expliquer pourquoi ils se lamentent ainsi sur lui. - Seigneur, lui répondit l'un d'eux, c'est parce que nous sommes très émus de vous voir suivre ce chevalier, celui qui s'en va là-bas sur ce cheval gris. Il en a emmené ainsi sous nos yeux beaucoup d'autres, mais que l'un d'entre eux soit revenu, cela, nous ne l'avons jamais vu ! - Mon ami, reprit Gauvain, sais-tu comment il les traite ? Leur fait-il du mal ? - Seigneur, le bruit court dans ce pays qu'il met à mort dans sa demeure quiconque le contredit, qu'il ait ou non un juste motif. Mais nous ne le savons que par ouï-dire car personne n'a encore jamais vu quelqu'un ressortir de là. Si vous nous en croyez et si vous tenez à votre vie, vous ne le suivrez donc pas plus longtemps. Un aussi beau chevalier que vous, ce serait vraiment dommage qu'il vous tue ! - Bergers, répondit monseigneur Gauvain, que Dieu vous protège ! Des propos si puérils ne me dissuaderont pas de poursuivre ma route ! Si en effet la nouvelle s'était répandue dans son pays qu'il avait pour si peu renoncé, on lui en aurait fait reproche pour le restant de ses jours. Laissant son cheval aller l'amble, il poursuivit sa route, perdu dans ses pensées, jusqu'au vallon que son compagnon lui avait indiqué. Il voit alors, s'élevant à côté d'un vaste enclos, un beau château bâti sur une motte et tout récemment fortifié. Il aperçoit les fossés larges et profonds et, entre les deux murs d'enceinte, devant le pont-levis, le riche ensemble que forment les dépendances. Jamais Gauvain, dans toute sa vie, n'en avait vu d'aussi opulentes, si ce n'est dans une demeure royale ou princière. Mais je ne veux pas m'attarder à les décrire, sinon pour dire combien elles étaient somptueuses et belles ! Voici donc Gauvain arrivé jusqu'aux lices, il a passé la porte d'enceinte et traversé les dépendances et il se présente au bout du pont-levis. Le seigneur, qui semble très heureux de le voir arriver, accourt à sa rencontre. Un écuyer prend ses armes, un autre s'occupe du Gringalet et un troisième lui enlève ses éperons. Son hôte, le prenant alors par la main, lui fait traverser le pont. Dans la grande salle, devant la tour. brûlait un très beau feu et il y avait tout autour des sièges somptueux, recouverts d'une riche étoffe de soie pourpre. Les serviteurs ont conduit son cheval à l'écurie, un peu à l'écart mais à portée de sa vue, et lui ont donné avoine et foin en abondance. Gauvain remercia pour tout car il ne voulait en rien contredire son hôte. - Cher seigneur, lui dit ce dernier, on prépare votre dîner et les serviteurs s'empressent, sachez-le. Mais en attendant, divertissez-vous : je veux que vous vous sentiez heureux et à votre aise. Si quelque chose vous déplaît, n'hésitez pas à le dire. Mais Gauvain lui répondit que tout, dans la maison, le satisfaisait pleinement. Le seigneur se rendit alors dans ses appartements privés pour chercher sa fille : il n'y avait pas, dans tout le pays, jeune fille d'un mérite aussi éclatant. Je ne pourrais pas, et je n'en ai nullement l'intention, omettre de décrire, en partie ou complètement, la beauté qu'elle possédait, mais je le ferai brièvement. Toute la beauté, toute la courtoisie que Nature ait jamais été capable de créer pour séduire une être humain, se trouvaient ici réunies. L'hôte, qui n'était pas un rustre, prit la jeune fille par la main droite et ta conduisit dans la grand-salle. En apercevant cette splendide beauté, Gauvain resta tout interdit ou peu s'en fallut ; il parvint pourtant à se lever. Quant à la jeune fille, après avoir vu le chevalier, elle resta encore plus stupéfaite devant sa grande beauté et la perfection de son attitude. Elle lui adressa cependant elle aussi, et avec beaucoup de courtoisie, quelques paroles de bienvenue. Tout aussitôt l'hôte invita Gauvain à prendre la main de la jeune fille et dit au chevalier : - Seigneur, je vous présente ma fille. J'espère que cela ne vous déplaît pas car je n'ai pas plus agréable divertissement à vous proposer pour votre plaisir et votre agrément. Elle saura fort bien, si elle le veut, vous être une agréable compagnie ; pour ma part, je ne veux pas qu'elle ait d'autre volonté. Il y a en vous tant de sens et de mérite que, même si elle s'éprenait de vous, ce ne pourrait être pour elle qu'un titre de gloire. Moi, je vous en fais don ; jamais je n'éprouverai envers vous la moindre jalousie, bien au contraire, et je lui ordonne, en votre présence, de faire siens tous vos désirs. Gauvain, qui ne veut surtout pas contredire son hôte, le remercie très aimablement. Et celui-ci le quitte tout aussitôt pour aller voir à la cuisine si le repas serait bientôt prêt. Gauvain cependant s'est assis à côté de la jeune fille : il est très embarrassé car il craint fort son hôte. C'est cependant de façon très courtoise et sans risquer de propos déplacés qu'il adresse aussitôt la parole à la jeune fille aux blonds cheveux. Il observe une juste mesure et lui parle avec réserve, ni trop ni trop peu. Il lui offre poliment ses services et lui découvre assez ses sentiments pour que la jeune fille, qui était experte et sage, s'aperçoive et comprenne bien qu'il l'aimerait plus que tout être au monde si elle ne le repoussait pas. Elle ne sait donc plus quelle attitude adopter : refuser son amour ou l'accepter. Les propos qu'il lui tient sont si courtois, ses manières lui paraissent si convenables qu'elle accepterait bien de l'aimer si elle osait lui faire cet aveu. Mais elle ne voudrait à aucun prix l'inciter à s'éprendre d'elle puisqu'elle ne pourrait rien lui accorder de plus. Elle sait bien qu'elle manquerait à toutes les règles de la courtoisie si elle ne pouvait satisfaire l'amour qui le mettrait en peine. Pourtant, ses sentiments pour le chevalier sont déjà si vifs qu'il lui est pénible de le repousser. - Seigneur, lui dit-elle avec beaucoup d'amabilité, j'ai bien entendu que mon père m'a interdit de vous refuser quoi que ce soit. Et pourtant - comment vous le dire ?-si je consentais à faire ce que vous désirez, l'issue en serait bien mauvaise et, par ma faute, je vous aurais trahi et j'aurais causé votre mort. Voici donc le conseil que je vous donne en toute bonne foi : gardez-vous de tout acte déplacé. D'autre part, quoi que vous dise mon père, bien ou mal, n'allez surtout pas le contredire : ce serait attirer sur vous un grand malheur et vous en mourriez tout aussitôt ; enfin, ne donnez surtout pas l'impression - vous le payeriez cher - d'être en quoi que ce soit prévenu. Sur ce, l'hôte revint de la cuisine : le repas était prêt et on fit demander l'eau. Inutile de m'attarder : quand ils se furent lavé les mains, ils prirent place à table ; les serviteurs déplièrent les nappes sur les tapis de table, qui étaient très beaux et très blancs ; ils disposèrent les salières, les couteaux et le pain, puis versèrent le vin dans des coupes d'argent et d'or fin. Je n'ai pas l'intention pourtant de m'attarder à vous énumérer les plats un à un : sachez qu'ils eurent en abondance de la viande et du poisson, des oiseaux rôtis et de la venaison, et qu'ils mangèrent avec beaucoup de plaisir. L'hôte insistait souvent pour faire boire Gauvain et sa fille et demanda à celle-ci d'y inciter le chevalier. - Vous devez être très flatté, dit-il à Gauvain, que je veuille vous la donner pour amie. Et Gauvain l'en remercia très aimablement. Quand ils eurent suffisamment mangé, arrivèrent les serviteurs qui enlevèrent nappes et tapis de table et qui leur apportèrent de l'eau et une serviette pour s'essuyer les mains. L'hôte déclara alors qu'il voulait aller faire un tour dans les bois de son domaine et il invita Gauvain à s'asseoir auprès de la jeune fille et à se divertir en sa compagnie. Puis il lui enjoignit de ne pas s'en aller jusqu'à ce que lui-même revienne. Il ordonna d'autre part à un serviteur de le retenir de force s'il faisait mine de vouloir partir. Gauvain, qui était très preux et très courtois, comprit bien qu'il lui fallait rester, qu'il n'y avait pas d'autre possibilité. Il lui dit donc tout aussitôt qu'il n'avait aucune envie de partir, si du moins le chevalier acceptait de lui donner l'hospitalité. Sur ce, l'hôte monta en selle et s'éloigna à vive allure pour chercher une autre aventure. Pour ce qui est de celle-là, il est tout à fait tranquille, car il retient bien le chevalier enfermé dans ses murailles ! La jeune fille a pris Gauvain par la main et tous deux se sont assis j à l'écart pour examiner comment il pourra se garder. Elle le réconforte avec beaucoup de douceur et d'amabilité, mais elle est complètement désespérée de ne pas connaître les intentions de son père. Si elle les savait, elle indiquerait à Gauvain quelque ruse pour se tirer d'affaire mais son père n'a rien voulu lui révéler. Que Gauvain, au moins, se garde de le contredire ; ainsi pourra-t-il peut-être se sauver. - N'en parlons plus, dit Gauvain. Il ne tentera rien contre moi, lui qui m'a amené dans sa demeure et qui m'a fait très bon accueil. Puisque, jusqu'à maintenant, il ne m'a témoigné qu'honneur et bienveillance, je n'ai pas à le redouter et je ne le ferai que lorsque je saurai et verrai que j'ai de bonnes raisons de le craindre. - II n'en va pas ainsi, répondit la jeune fille. Le vilain dit en proverbe : " C'est au soir qu'on se félicite de la journée, et c'est au matin qu'on se loue de l'hôte." Que Dieu, tel est mon plus vif désir, vous donne de quitter votre hôte dans la joie et sans dispute ! Lorsqu'ils eurent longuement parlé de cela et d'autres choses, l'hôte revint chez lui. Gauvain et la jeune fille se levèrent main dans a main, pour le saluer avec beaucoup d'amabilité. Il leur dit qu'il s'était dépêché de revenir car il avait eu peur, s'il s'attardait, que Gauvain ne s'en allât ; voilà pourquoi il n'était pas resté plus longtemps parti. La nuit commençait à tomber et l'hôte demanda aux serviteurs ce qu'il y aurait à manger. - II conviendrait, lui dit sa fille, de demander sans plus, pour votre agrément, fruits et vin car vous avez assez mangé aujourd'hui. Il en ordonna ainsi et tous trois se lavèrent les mains. Puis on leur apporta la collation et les serviteurs versèrent abondamment différentes sortes de vin. - Seigneur, dit l'hôte à monseigneur Gauvain, réjouissez-vous, car dites-vous bien que je suis souvent très ennuyé de recevoir un invité qui ne s'amuse pas et ne dit pas ce dont il a envie. - Seigneur, répliqua Gauvain, soyez sûr que je me sens tout à fait bien. Lorsqu'ils eurent ainsi mangé, l'hôte ordonna de préparer les lits. - Je coucherai ici même, dit-il, et ce chevalier que voici couchera dans mon lit ; ne le faites pas trop étroit car ma fille couchera avec lui. C'est, je pense, un si bon chevalier que je ne peux mieux la donner et elle, elle doit être très contente de ce qui leur est ainsi accordé. Les deux jeunes gens remercient le chevalier et font semblant d'être très contents. Mais Gauvain est très mal à l'aise : il craint, s'il va se coucher avec la jeune fille, que le père ne le fasse mettre en pièces, et, d'un autre côté, il sait bien que, s'il le contredit sous son toit, il le tuera. L'hôte alla très vite se coucher : il prit par la main Gauvain et le conduisit tout aussitôt dans la chambre. La jeune fille au teint si frais y est entrée avec le chevalier. La chambre était toute parée de tentures et douze cierges, disposés tout autour du lit, brûlaient en répandant une très vive clarté. Le lit était très beau et richement garni de somptueuses couvertures et de draps blancs. Mais je n'ai pas l'intention de m'attarder à décrire la splendeur des étoffes de soie d'outremer, de Païenne, de Romagne qui ornaient superbement la chambre, des zibelines et des fourrures de petit-gris. Pour tout vous dire en un mot, il y avait là, et en très grande abondance, tout ce qui peut, hiver comme été, servir de parure à une dame et à un chevalier. Quel amoncellement d'habits il y avait là ! Gauvain resta stupéfait devant pareille richesse. - Seigneur, lui dit le chevalier, cette chambre est très belle et c'est là que vous allez coucher avec cette jeune fille, seuls tous les deux. Vous, ma fille, obéissez-moi et fermez les portes : je sais bien qu'en de telles circonstances, on n'a pas besoin de témoins. Je vous ordonne cependant de ne pas éteindre les cierges, j'en serais très ennuyé. Je veux en effet, et telle est la raison de mon ordre, qu'il puisse contempler votre très grande beauté lorsque vous serez dans ses bras -son plaisir en sera plus grand- et que vous-même vous puissiez voir combien il est beau. Sur ce, il quitta la chambre et la jeune fille ferma la porte. Monseigneur Gauvain s'est couché. La jeune fille s'est approchée du lit et s'est couchée toute nue à ses côtés sans se faire prier le ; moins du monde. Toute la nuit elle la passa dans les bras du chevalier. Lui, bien souvent, lui donne des baisers et la serre dans ses bras avec tendresse. Il est allé si loin qu'il voudrait bien la prendre mais la jeune fille lui dit alors : - Seigneur, de grâce ! Cela ne peut être ! Même dans vos bras, Je suis sous bonne garde ! Gauvain inspecte alors la chambre mais il n'y voit âme qui vive. - Belle, dit-il, dites-moi, je vous en prie, qui peut m'interdire de satisfaire le désir que j'ai de vous ? - Je vous dirai bien volontiers tout ce que je sais. Voyez-vous cette épée qui est suspendue, là, dont les attaches sont d'argent, le pommeau et la garde d'or fin ? Or, ce que je vais vous raconter, je ne l'invente pas, mais j'ai eu l'occasion de l'expérimenter. Cette épée, mon père l'aime énormément car à maintes reprises elle lui a tué des chevaliers de grande valeur. Apprenez que, rien qu'ici, il en a tué plus de vingt, mais j'ignore pourquoi il fait cela. Pas un chevalier qui passe cette porte n'en ressortira vivant. Mon père leur réserve à tous un très aimable accueil mais, dès qu'il peut leur reprocher la plus petite faute, c'en est fait, il les tue. Celui qu'il accueille doit garder une conduite irréprochable. Certes, il lui faut marcher droit ! Mon père a tôt fait de se faire justice s'il peut le reprendre en quoi que ce soit. Et si l'autre se garde si bien que mon père ne peut rien lui reprocher, il lui fait, le soir, partager mon lit, le livrant ainsi à une mort certaine. " Et savez-vous pourquoi nul n'en réchappe ? Si d'une manière ou d'une autre mon compagnon manifeste le désir de coucher avec moi, aussitôt l'épée le frappe en plein corps. Et s'il tente de s'en approcher et de la saisir, elle jaillit aussitôt de son fourreau et vient le frapper. Cette épée enchantée a une vertu telle qu'elle me tient ainsi toujours sous sa garde. J'aurais pu ne pas vous prévenir, mais je vous ai trouvé si courtois et si sage que ce serait vraiment dommage si vous mourriez à cause de moi, et que j'en serais à tout jamais malheureuse. Voilà Gauvain bien embarrassé. De toute sa vie, il n'a jamais entendu parler d'un péril de cette nature et il craint que la jeune fille ne lui ait fait ce récit pour se protéger et l'empêcher de coucher avec elle. Il se dit d'autre part que, s'il se dérobe, tout le monde sera au courant, la nouvelle aura tôt fait de se répandre partout et l'on saura qu'il s'est trouvé tout seul avec elle, nu à nu dans un lit, et qu'il s'est abstenu de jouir d'elle rien qu'à cause de ce qu'elle lui a dit. Il lui paraît donc préférable de mourir glorieusement plutôt que de vivre plus longtemps dans le déshonneur. - Belle, dit-il, rien n'y vaut. Je suis dans un tel état qu'il me faut conclure et devenir votre amant. Vous n'avez pas le choix ! - Du moins ne pourrez-vous désormais m'adresser aucun reproche, réplique-t-elle. Gauvain la serre alors de si près qu'elle jette un cri. Tout aussitôt l'épée surgit du fourreau et vient frôler le flanc du chevalier, si bien qu'elle lui arrache un peu de peau ; mais la blessure reste superficielle. La lame cependant transperce la couverture et les draps et s'enfonce jusqu'au matelas. Puis elle revient se placer dans le fourreau. Gauvain en reste tout interdit. Il n'éprouve plus le moindre désir et demeure allongé à côté de la jeune fille, complètement abasourdi. - Seigneur, dit-elle, au nom de Dieu, pitié ! Vous pensiez que je vous avais fait ce récit pour me dérober à vos avances. Pourtant, devait l'épargner lorsqu'il se présenterait. Et elle a bien fait ses preuves puisqu'elle vous a reconnu comme le meilleur. Or, à partir du moment où Dieu vous a fait cet honneur, je ne saurais trouver personne qui, mieux que vous, doive avoir ma fille. Je vous la donne donc très loyalement ; plus jamais vous n'aurez à vous garder de moi. Qui plus est, je vous fais à tout jamais et en toute loyauté le maître de ce château. Faites-en ce que bon vous semble. - Seigneur, répondit Gauvain en le remerciant vivement et avec beaucoup de joie, la jeune fille me suffit amplement. Je n'ai nul besoin de votre or, de votre argent ni de ce château. Sur ce, Gauvain et la jeune fille se levèrent sans attendre. La nouvelle se répandit dans le pays qu'était venu un chevalier qui voulait prendre la jeune fille et que l'épée l'avait à deux reprises atteint sans lui faire de mal. Voici donc les gens du pays qui arrivent à qui mieux mieux. Au château, tous se réjouissent, dames et chevaliers, tandis que le père de la jeune fille fait préparer un magnifique repas. Je ne veux pas m'attarder à raconter quels mets on leur servit mais ils mangèrent et burent tant qu'ils voulurent. Une fois le repas terminé et les nappes ôtées, ces amuseurs qui se répandent partout et qui étaient là en grand nombre firent la démonstration de leurs talents respectifs : l'un accorde sa vielle, l'autre joue de la flûte, un autre encore du chalumeau. Celui-ci chante en s'accompagnant à la harpe ou à la rote, celui-là lit de beaux récits, cet autre conte des histoires. Quant aux chevaliers, ils jouaient ailleurs au trictrac ou aux échecs, ou bien disputaient une partie de dés, à la mine ou au hasard. Tout le monde s'est ainsi diverti jusqu'au soir. Ils soupèrent alors avec grand plaisir. Il y avait en abondance oiseaux rôtis et fruits, et le bon vin coulait à flots. Lorsqu'ils eurent agréablement dîné, ils allèrent rapidement se coucher et ils conduisirent sur-le-champ la jeune fille et Gauvain jusqu'à la chambre où ils avaient passé la nuit précédente. L'hôte accompagna également les deux jeunes gens et les maria bien volontiers. Puis, sans manifester la moindre opposition, il laissa ensemble la jeune fille et le chevalier, quitta la pièce et referma la porte sur eux. Que vous dire de plus ? Cette nuit-là, Gauvain a satisfait tous ses désirs. Pas d'épée dégainée hors de son fourreau ! Et s'il reprit la très courtoise jeune fille, qui n'eut pas à en pâtir, j'en suis fort aise ! Monseigneur Gauvain demeura longuement au château, vivant dans la joie et l'allégresse. Puis il finit par penser que son séjour avait été trop long, à tel point d'ailleurs que ses amis et ses parents étaient persuadés qu'il était mort. Il alla donc prendre congé de son hôte. - Seigneur, lui dit-il, je suis resté si longtemps dans ce pays que mes amis et mes parents me croient mort. Je vous demande donc, je vous en prie, la permission de retourner chez moi. Faites également préparer l'équipage de cette jeune femme, et de telle manière que ce soit pour tous les deux, pour vous qui me l'avez donnée, pour moi qui l'emmène dans mon pays, un titre de gloire et que l'on dise, quand je reviendrai chez moi, que j'ai vraiment une bien belle amie et qu'elle est de très bonne naissance. L'hôte lui donna la permission de partir et Gauvain s'en alla donc dans son pays avec la jeune femme. La selle, le mors, les rênes du palefroi qu'elle montait étaient de toute beauté. La jeune femme monta à cheval et Gauvain fit de même. Que vous dirais-je de plus ? II reprit les armes avec lesquelles il était arrivé et partit en prenant congé de son hôte, se félicitant de l'aventure qu'il avait trouvée. [...] Mais lorsqu'il eut passé la porte du château, la jeune femme arrêta sa monture et Gauvain lui demanda pourquoi. - Seigneur, dit-elle, j'ai une bonne raison car j'ai oublié quelque chose de très important. Je quitterai ce pays avec beaucoup de regret, sachez-le, si je n'emmène avec moi les lévriers que j'ai élevés, qui sont de bonne race et très beaux. Vous n'en avez jamais vu d'aussi rapides et leur robe est plus blanche que la plus blanche des fleurs. Gauvain fit donc demi-tour et retourna bien vite chercher les lévriers. Son hôte, qui l'avait vu venir de loin, s'avança à sa rencontre. - Gauvain, lui dit-il, pour quelle raison revenez-vous si vite ? - Seigneur, parce que votre fille a oublié ses lévriers et elle les aime tant, me dit-elle, qu'elle ne partira pas sans eux. L'hôte fit alors venir les chiens et les remit bien volontiers à Gauvain. Le chevalier vint tout aussitôt rejoindre avec les lévriers la jeune femme qui l'attendait. Puis ils se remirent en route et rentrèrent dans la forêt d'où ils venaient. Mais voici qu'ils ont aperçu un chevalier qui se dirigeait vers eux. Il était seul mais fort bien équipé : rien ne lui manquait de ce qui est nécessaire à un chevalier et il montait un destrier bai, robuste, rapide et plein d'ardeur. Le chevalier, qui chevauchait à vive allure, fut bientôt assez près d'eux. Gauvain se dit qu'il allait le saluer amicalement et lui demander qui il était et d'où il venait. Mais l'autre, qui avait de toutes autres intentions, éperonna son cheval avec tant de force que, sans prononcer un seul mot. il se jeta entre Gauvain et la jeune femme dont il saisit la monture par la rêne. Puis II fit aussitôt demi-tour et elle, sans qu'il lui eût rien demandé d'autre, le suivit sans hésiter. Inutile de demander quelles furent la colère et la peine de Gauvain lorsqu'il vit emmener la jeune femme. Il n'avait en effet d'autres armes sur lui que son écu, sa lance et son épée et l'autre était bien équipé, robuste, de grande taille et plein d'agressivité : la partie s'engageait vraiment mal ! Néanmoins, en chevalier plein d'audace, Gauvain lança son cheval vers son adversaire, prêt à lui disputer la jeune femme. - Chevalier, lui dit-il, vous vous êtes bien mal conduit, vous qui vous êtes emparé de mon amie avec tant de brutalité ! Mais maintenant montrez donc votre courage, et voici comment: comme vous le voyez, je n'ai sur moi que ma lance, mon écu, et mon épée pendue à mon côté. Je vous invite donc à vous désarmer afin que nous combattions d'égal à égal. Vous ferez ainsi un geste plein de courtoisie et si vous pouvez triompher de moi par votre prouesse et conquérir cette femme, elle sera à vous sans autre combat. Et si vous refusez, montrez- vous cependant courtois et généreux : attendez-moi sous ces charmes tandis que j'irai près d'ici emprunter une armure à l'un de mes amis. Dès que je serai armé, je reviendrai, et si vous pouvez alors me vaincre et conquérir cette jeune femme, je vous la donne sans la moindre dispute, vous en avez ma parole. - Ne comptez pas sur moi pour vous donner cette permission, lui répondit aussitôt le chevalier, et si je me suis mal conduit, je ne vous en demanderai pas pardon pour autant. Vous avez de bien grands pouvoirs, vous qui me donnez ce qui m'appartient ! Mais puisque vous n'avez pas votre armure, et pour que vous n'ayez rien à me reprocher, on va vous proposer un jeu parti. Vous dites que cette jeune femme est votre amie très chère parce qu'elle vous a suivi. Et moi je soutiens qu'elle est à moi. Mettons-la donc sur ce chemin et allons chacun de notre côté. Qu'elle décide alors elle-même lequel de nous deux elle préfère. Si elle veut partir avec vous, je vous la donne, vous en avez ma parole. Mais si elle veut venir avec moi, alors il est juste qu'elle soit mienne. Gauvain accepte bien volontiers cette solution : il a une telle confiance dans la jeune femme, il l'aime tant qu'il est absolument persuadé que pour rien au monde elle ne l'abandonnerait. Les deux hommes la laissent donc sur le chemin et se reculent un peu. - Belle, disent-ils, nous voici au fait ! A vous maintenant d'agir comme vous l'entendez et de choisir celui avec qui vous voudrez rester. Tel est l'accord que nous avons conclu. La jeune femme les a tour à tour regardés, d'abord le chevalier, puis Gauvain, qui était absolument persuadé de l'avoir et ne se faisait aucun souci. Il s'étonnait simplement de la voir un peu réfléchir. Mais la jeune femme, qui savait bien de quelle prouesse Gauvain était capable, voulait savoir si l'autre chevalier était, lui, aussi preux et aussi vaillant. Apprenez en effet, tous tant que vous êtes, que cela vous fasse sourire ou frémir d'indignation, qu'il n'y a pas de femme au monde qui, même si elle était l'épouse et l'amie du meilleur chevalier que l'on puisse trouver d'ici en Inde, lui porterait assez d'amour pour lui montrer un brin d'estime s'il n'était également preux à la maison. Vous voyez bien de quelle prouesse je veux parler... Écoutez donc l'acte ignoble que fit cette femme : elle se remit entre les mains de ce chevalier dont elle ignorait tout. Lorsque monseigneur Gauvain vit ce qu'elle avait fait, il fut, sachez-le, très affecté de voir qu'elle l'avait quitté de son plein gré. Mais il était si preux, si sage, si courtois, si plein de mesure qu'il ne prononça pas le moindre mot, bien qu'il fût très affligé. - Seigneur, lui dit alors le chevalier, il n'y a pas de contestation possible : cette jeune femme doit m'appartenir. - Que Dieu me rejette si je conteste quoi que ce soit, répliqua Gauvain, et si je me bats pour qui se moque bien de moi ! La jeune femme et le chevalier s'éloignèrent alors à vive allure et Gauvain partit vers son pays, emportant les lévriers. Mais la jeune femme s'est bientôt arrêtée au bout de la lande et le chevalier lui en a demandé la raison. - Seigneur, lui dit-elle, je ne serai jamais votre amie tant que je n'aurai pas repris possession de mes lévriers que ce chevalier, là-bas, emporte avec lui. - Vous les aurez, réplique-t-il, tout en criant à Gauvain : - Chevalier, attendez, attendez ! Je vous interdis d'aller plus avant ! Puis, rejoignant Gauvain à vive allure : - Chevalier, poursuit-il, pourquoi emportez-vous ces lévriers qui ne sont pas à vous ? - Seigneur, lui répond Gauvain, je les considère comme miens, et si quelqu'un en revendique la possession, je dois les défendre comme mon bien. Mais si vous vouliez recourir au jeu parti que vous m'avez proposé, lorsque nous avons mis la jeune femme au milieu du chemin pour voir avec qui elle voulait aller, je ne m'y opposerais pas. Le chevalier est tout prêt à accepter ce jeu parti. Il pense en effet, dans sa perfidie, que si les lévriers vont de son côté, il se les appropriera sans combattre, et il est persuadé que, s'ils vont avec Gauvain, il pourra les lui ravir aussi facilement qu'il le ferait maintenant. Ils ont donc laissé les bêtes au milieu du chemin puis, après s'être éloignés, ils les ont tous deux appelées. Mais voici que les lévriers sont allés sans hésiter vers Gauvain, qu'ils connaissaient simplement pour l'avoir vu chez le père de la jeune femme, et le chevalier les flatte du geste et de la voix, tout heureux de les avoir à lui. Mais la jeune femme interpella aussitôt son chevalier : - Seigneur, lui dit-elle, je ne ferai pas un pas de plus avec vous - que Dieu me protège ! - avant d'avoir repris possession de mes lévriers que j'aime tant. - II ne peut pas les emporter contre mon gré, répliqua le chevalier, puis, s'adressant à Gauvain, il ajouta : " Chevalier, laissez ces chiens, vous ne les emporterez pas ! - Vous vous déshonorez si vous manquez ainsi à votre parole, répondit Gauvain. Je suis désormais le possesseur de ces lévriers. Ils m'ont suivi de leur plein gré. Que le Seigneur tout-puissant me retire à tout jamais son soutien si, moi, je leur fais défaut ! Je vous ai laissé la jeune femme pour la simple raison qu'elle vous a suivi, elle qui était à moi et qui était venue avec moi. En toute justice, vous devez donc me laisser les lévriers sans faire d'histoire puisqu'ils sont à moi, qu'ils sont venus avec moi et qu'ils se sont ralliés à moi de leur plein gré. Mais vous pouvez, par mon cas, savoir en toute vérité ceci : si vous voulez faire toutes les volontés de cette jeune femme, votre joie avec elle sera bien courte ! Sachez en effet - et je désire fort qu'elle m'entende - que, tant qu'elle fut mienne, j'ai fait tout ce qu'elle désirait. Et voyez comme j'en suis récompensé ! Mais les chiens sont une chose et les femmes une autre, sachez-le. Le chien ne quittera jamais le maître qui l'a nourri pour un nouveau venu et la femme a tôt fait de changer le sien s'il ne fait pas tout ce qu'elle désire. Étrange inconstance que de laisser ce que l'on a pour ce qui est nouveau ! Les lévriers, eux, ne m'ont pas abandonné. Je peux donc prouver ainsi - et personne ne me contredira - que la nature du chien et l'amour dont il est capable l'emportent sur ce qu'est la femme et ce qu'elle peut donner. - Chevalier, reprit l'autre, votre beau discours ne sert de rien. Si vous ne laissez pas sur-le-champ ces lévriers, en garde ! Je vous défie ! Gauvain saisit alors son écu et le plaça devant sa poitrine. Tous deux s'affrontèrent de toute la force de leurs chevaux. Le chevalier a frappé Gauvain au-dessus de la boucle de l'écu peint avec une telle violence qu'il le lui a mis en pièces et fendu : les éclats en volent plus loin et plus haut qu'un trait d'arbalète. Mais Gauvain a atteint son adversaire sur le premier quartier de l'écu avec une telle force qu'il abattit à la fois le cavalier et le cheval au milieu d'un chemin. Le chevalier alla rouler avec sa monture dans un bourbier. Dégainant tout aussitôt son épée, Gauvain revint vers lui puis, mettant rapidement pied à terre et le saisissant par les poignets, il le retourna face contre terre et lui asséna sur le visage et sur la tête de rudes coups qui le laissèrent complètement assommé. Gauvain y met toute sa force car le tort et l'insulte qu'il lui a faits excitent sa haine. Il le malmène et le maltraite rudement puis, soulevant le pan de son haubert, il lui perce tout aussitôt le flanc de sa bonne épée. Sa vengeance assouvie, il abandonne le corps sans un regard pour le cheval, le haubert et l'écu mais il va appeler les lévriers qu'il aimait beaucoup et qui se sont si bien conduits à son égard. Puis il court reprendre son cheval qui erre dans la forêt. Il l'a bientôt rejoint et ressaisi et, sans se servir de l'étrier, il saute en selle. - Seigneur, lui dit alors la jeune femme, au nom de Dieu et sur mon honneur, je vous supplie de ne pas me laisser seule ici! Ce serait un acte ignoble ! Si j'ai manqué de sagesse et d'à-propos, n'allez pas m'en faire reproche ! Je n'ai pas osé vous suivre parce que j'ai eu très peur quand j'ai vu que vous étiez si mal équipé, alors que votre adversaire était parfaitement armé. - Belle, répliqua Gauvain, c'est inutile ! Votre excuse ne vaut rien, non vraiment, elle ne vaut rien du tout ! Mais voici bien la fidélité, l'amour, le type de comportement que l'on peut bien souvent attendre d'une femme ! Qui veut récolter autre blé qu'il n'a semé, ou qui attend d'une femme autre chose que ce qu'elle est naturellement, n'est guère sage ! Telle a toujours été leur façon de faire depuis que Dieu a créé la première d'entre elles. Plus on s'efforce de les servir, plus on leur fait du bien, plus on les respecte, plus on s'en repent en fin de compte. Et c'est encore celui qui les honore et qui les sert le mieux qui en éprouve le plus de douleur et qui y perd le plus. Votre compassion ne visait pas à préserver mon honneur et ma vie, elle avait une tout autre source ! Le vilain dit : " C'est arrivé à la fin que l'on peut vraiment savoir à qui l'on a eu affaire. " Qu'il soit abandonné de Dieu celui qui chérit, aime et garde à ses côtés une femme dont il a éprouvé la perfidie et la fausseté ! Quant à vous, restez en tête-à-tête avec vous-même ! Sur ce, Gauvain abandonna la jeune femme, et il ne sut pas ce qui lui arriva par la suite. Il reprit la bonne direction, méditant sur soi aventure, et chevaucha si longuement à travers la forêt qu'il arriva le soir dans son pays. Ses amis. qui croyaient qu'ils l'avaient perdu, le retrouvèrent avec beaucoup de joie. Il leur raconta point par point l'aventure qu'il avait vécue - ils l'écoutèrent avec plaisir -, cette aventure qu'embellirent d'abord les dangers encourus mais qui, pal la suite, avec la perte de l'amie, se révéla désagréable et pénible. II leur raconta enfin -et c'est ainsi qu'il termina - le dur combat qu'il livra pour garder ses lévriers.